Comment avez-vous eu l’idée d’aller filmer cette classe d’enfants à Cheratte ?
Thierry Michel :
Après avoir réalisé durant 25 ans de nombreux films sur l’Afrique et en particulier la République Démocratique du Congo, j’ai ressenti le besoin de revenir à ce qui fut la matrice de mes premiers films ,voici 40 ans.
Il y eut comme toujours convergence du Hasard et de la Nécessité. Le hasard c’est un travail réalisé par des photographes sur la mine du Hasard à Cheratte qui a attiré notre attention sur ce charbonnage. Nous avons rencontré l’institutrice de sixième primaire de l’école communale, juste en face du charbonnage ; la plupart des élèves sont les petits-fils des mineurs de ce charbonnage, majoritairement d’origine étrangère, qui sont venus travailler dans les années 70.
J’ai pensé avec la productrice Christine Pireaux qu’il serait très intéressant de faire un film sur ces enfants de l’immigration avec cette particularité qu’ils sont en majorité de culture et de confession musulmane. Dans la période actuelle, interroger la cohabitation entre les enfants belges et les enfants d’origine musulmane et voir comment cette institutrice allait gérer cette donnée culturelle, m’a semblé extrêmement intéressant à filmer.
C’était pour moi un retour à mes films d’origine puisque le film qui m’a fait connaître internationalement est « Gosses de Rio », un documentaire sur des enfants de la rue au Brésil. La productrice Christine Pireaux a totalement soutenu le projet, pensant que c’était un long-métrage indispensable à faire dans la période politique et sociale que nous connaissons actuellement. C’était aussi un retour sur mes premiers films réalisés dans la Wallonie industrielle des années 70 et 80 dont « Pays-Noir, Pays Rouge » tourné dans les communes minières de Charleroi et « Chronique des Saisons d’Acier » tourné dans la banlieue sidérurgique liégeoise. Sans oublier mon premier long-métrage de fiction « Hiver 60 » dont l’action se situe pendant la grève générale de 1960.
Quand le projet est là, c’est une chose, mais il faut arriver à convaincre les gens d’y participer. Est-ce que cela a été facile ?
Pascal Colson :
Une fois l’institutrice convaincue de l’importance du film et d’accord d’y participer, les enfants enthousiasmés par l’idée que nous allions les filmer durant toute une année scolaire, il restait à convaincre les parents. Brigitte a une forte personnalité, elle est bien intégrée dans la communauté de Cheratte et appréciée, surtout par les parents d’élèves. Donc, cela n’a pas été difficile d’autant que les enfants étaient vraiment impliqués. On s’est intégrés très rapidement dans la classe et après deux jours de tournage, les enfants étaient heureux de nous voir revenir et demandaient tout le temps après nous.
Il fallait quand même demander l’accord des parents des enfants. On est dans un milieu de culture musulmane où le rapport à l’image n’est pas toujours évident. Y a-t-il eu des réticences ?
Pascal Colson :
On n’a eu aucune réticence, on leur a donné un document leur demandant s’ils étaient d’accord pour que leurs enfants apparaissent dans le film. On leur a parlé du film, du fait qu’on allait suivre les enfants pendant une année scolaire et, une semaine plus tard, les enfants sont tous revenus avec l’autorisation signée. Il y avait juste une enfant où les parents étaient un petit peu réticents mais en fin de compte, c’était un malentendu. La famille pensait qu’on allait faire un film de fiction, et leur fille est venue nous trouver après en disant « non, non, moi je veux vraiment être dans ce film ». Après nous avons eu une réunion avec les mères des enfants... et elles ont toutes réagi très positivement. On a expliqué un peu notre parcours, tout cela s’est passé de manière très positive et on n’a vraiment eu aucune réticence.
Vous êtes deux réalisateurs et vous êtes deux à avoir fait ce film et à le signer, ce n’est pas fréquent. Comment vous êtes-vous réparti le travail ?
Thierry Michel :
Personnellement, ce n’est pas le premier film que je fais en duo. Quand j’ai commencé ce métier, j’ai réalisé le film « Chronique des Saisons d’Acier » avec Christine Pireaux, ensuite « Hôtel Particulier » avec Fabienne Renard, et mon dernier film « L’homme qui répare les femmes » avec Colette Braeckman. J’aime bien cette idée d’avoir deux intelligences qui observent une réalité et qui peuvent dialoguer entre elles pour trouver le juste ton. Je pense aussi que pour ce film, avoir quelqu’un de plus jeune – mais qui a aussi l’habitude de faire des films avec des enfants – était un plus.
C’était d’autant plus précieux qu’on était chacun caméraman. Et on a pu travailler l’image en duo et faire une captation du vécu de cette classe avec deux regards. Cela nous a permis de couvrir beaucoup mieux le champ de ce huis clos scolaire, d’être plus attentifs. Chacun portait son attention pendant un cours sur un élève plus particulier, ou sur l’institutrice.
Pascal Colson :
Pour moi c’était une expérience vraiment très enrichissante. Je connaissais un peu Thierry mais on n’avait jamais travaillé ensemble et cela s’est passé de manière très simple, très naturelle. On arrivait en classe, on prenait les caméras... Une classe, c’est déjà un milieu assez petit, assez fermé et on pourrait croire qu’on se gênait l’un l’autre mais pas du tout en fait. C’était assez marrant, on filmait chacun des choses différentes mais il y avait une unité.
Vous avez tourné pendant combien de temps ?
Thierry Michel :
On a tourné durant l’année scolaire, le film commence avec la rentrée des classes ,le premier septembre, et se termine fin juin avec la remise des diplômes. Sur l’année, on a filmé plus ou moins 45 jours, à toutes les saisons, tous les mois, mais chaque fois en se focalisant sur des évènements particuliers de l’école comme la rentrée, la remise des résultats en cours d’année, les fêtes de Noël, le carnaval, les classes vertes où les enfants partent dans la nature pour plusieurs jours.
Il y avait ces évènements précis qui ont rythmé le tournage et les événements imprévus. L’imprévu cette année a été particulièrement riche. Brutalement, le monde entrait dans la classe, les enfants apprenaient qu’il y avait eu un attentat terroriste et, évidemment, ils voulaient en débattre avec leur professeur pour mieux comprendre ce qu’il se passait, pour aussi calmer les anxiétés et la peur que cela pouvait provoquer. Une façon de ne pas rester confinés dans l’univers familial, et plus particulièrement communautariste puisqu’on est dans une communauté musulmane, turque en l’occurrence.
Il y a eu aussi d’autres évènements qui ont perturbé l’année et qui ont donné lieu à de vrais débats organisés par l’institutrice avec ses élèves, notamment le suicide d’une adolescente de la commune voisine, qui s’est donné la mort à cause du harcèlement dont elle était l’objet sur les réseaux sociaux. A cette occasion, la question du suicide des jeunes, des adolescents a été abordée. Ce sont des moments très prégnants, dramatiquement importants qui ont rythmé l’année bien au-delà du seul challenge principal qui mène évidemment tout le fil dramatique du film : vont-ils réussir ou pas leur année scolaire ?
Pascal Colson :
L’enjeu dramatique du film reste, en effet, la réussite de leur CEB. L’examen qui leur permet d’aller dans l’école supérieure, donc de quitter justement l’enfance... Mais c’était pour eux une année charnière à plusieurs niveaux. Il y avait ce passage de l’enfance à l’adolescence, ces évènements dramatiques qui sont assez représentatifs de ce qui se passe aussi en Turquie – ils sont majoritairement Turcs dans la classe –, et il y avait les conflits intérieurs et beaucoup de questionnements de la part des enfants. Quand on voit le film, on comprend vraiment le rôle de l’institutrice qui permet de leur donner un maximum de chances, quitter cette cité protectrice de Cheratte, aller à l’école dans la grande ville, se lancer dans la vie. Avoir une institutrice comme Brigitte c’était vraiment, pour eux, une chance extraordinaire.
Au début du film, on voit l’institutrice Brigitte qui passe en revue le cours de religion qu’ils vont suivre et tous sauf un sont inscrits au cours de religion islamique, il n’y a pas vraiment de cohabitation puisque pratiquement tous les élèves sont musulmans. On a un point de départ hors norme et puis, plus le film avance et plus on constate que cette classe fonctionne comme beaucoup d’autres classes.
Au moment du montage, y a-t-il eu entre vous des regards divergents ou des discussions ?
Thierry Michel :
Mais c’est cela qui est passionnant au montage. Le montage c’est un travail d’équipe. C’est la découverte de la matière, que deux auteurs ont filmée, par des tierces personnes, et principalement le monteur. On est déjà trois et, dans ce cas-ci, on était quatre parce qu’il y avait Christine Pireaux, la productrice et coscénariste, qui s’est beaucoup impliquée au montage. C’était une équipe qui a fait ce montage et donc, les assez rares divergences, on les a résolues par ce dialogue, cette intelligence collective qui faisait que, nécessairement, on devait aboutir à la meilleure décision. Dans la matière tournée, il y a toujours les forces et les faiblesses ; le montage consiste à en extraire le meilleur dans une dramaturgie sans failles. Cette condensation dramaturgique est l’œuvre de toute l’équipe, le monteur, qui découvre la matière sans l’avoir tournée, est en fait le premier spectateur.
Pascal Colson :
Oui et c’est vrai que le monteur, Idriss Gabel, a fait un travail formidable, c’était un lien entre nous et la production, et au-delà avec le public. Au début, les premiers montages faisaient dans les 3-4 heures. C’était un long travail, plusieurs mois de montage, mais il n’y a pas eu de divergences.
Ce sont des gosses à un moment décisif de leur vie, qui entrent dans l’adolescence, qui se posent la question de savoir s’ils vont réussir. On sent qu’il y a vraiment des filles qui sont portées par un désir de réussite scolaire. Avez vous ressenti vous-même ce côté d’une intégration réussie ?
Pascal Colson :
Je pense qu’il y a un travail conséquent de leur professeur. Maintenant y a-t-il une intégration réussie ? En classe, oui. Ça c’est certain, dans cette classe. Après, est-ce qu’il y a une intégration réussie à Cheratte ? C’est un autre débat . Est- ce qu’il y a vraiment une mixité dans la population ? Là on est dans une communauté essentiellement turque. À ce niveau-là dans la cité, cela se passe assez bien. On a été très bien accueillis. Je ne sais pas si le film parle d’intégration en général... Il parle plus de cette classe, de cette particularité de cette classe pour cette année-ci. Il est tout à fait possible que l’année prochaine il n’y ait que trois Turcs dans la classe. Cheratte est vraiment une commune multiculturelle mais avec principalement des Turcs et une majorité de musulmans.
Le fait qu’il n’y ait qu’un seul élève non musulman, qui allait au cours de moral, le seul petit Belge de la classe, ne l’empêchait pas de se sentir comme un poisson dans l’eau, il était même parfois le petit roi de la classe. Il était vraiment avec les autres. Jamais on n’a senti qu’il était mis sur le côté. Il était vraiment un enfant épanoui.
Au début du film, on focalise sur son cas, on se demande comment il va le ressentir et puis au fur et à mesure de l’année, tout s’harmonise très justement. Tous ces questionnements, tous ces conflits intérieurs, toutes ces choses qu’on projette sur la différence culturelle ou religieuse s’estompent et à la fin de l’année on reconnaît juste une classe universelle, une classe parmi d’autres. Et le seul enjeu devient l’enjeu de la réussite, lié au bulletin. Je pense que le film montre cela et qu’à la fin on est dans un message assez positif.
Thierry Michel :
Je serais plus nuancé parce qu’on est dans une situation d’homogénéité, de monopole communautariste. C’est vraiment la culture turque, nationaliste, religieuse et musulmane qui domine complètement la cité et quelque part la classe . Donc il faut voir comment l’école va jouer son rôle par rapport à cette culture communautariste bien ancrée. C’est le rôle de l’institutrice, celui d’ouvrir les esprits à d’autres dimensions, à d’autres cultures, à un autre regard, à un esprit critique, à une réflexion sur ce qu’on va devenir.
On voit bien que les jeunes enfants du monde musulman ont déjà des balises bien ancrées dans leur culture. La plupart des filles parlent du voile. La plupart veulent le porter, se marier avec un musulman, même de préférence avec un Turc. Il y a une série de données bien établies mais en même temps, le professeur est là pour les questionner et pour faire émerger cet esprit critique : est-ce que vous allez pouvoir choisir votre mari ? Pourquoi est-ce que vous allez porter le voile ? Qui va décider que vous portez le voile ?...
Mais il y a cette cohabitation extrêmement réussie parce qu’elle arrive à faire cela en douceur, en souplesse sans aucune volonté de prosélytisme laïc. Pourquoi est-ce qu’elle y arrive aussi ? Parce qu’elle a un enracinement très ancien dans cette communauté et qu’elle a eu les parents comme élèves et donc cela crée une familiarité. On est dans une cité qui est une grande famille, où tout le monde connaît tout le monde. Elle peut donc se permettre des choses qu’un jeune professeur qui ne serait pas intégré dans cette communauté n’aurait pas pu faire.
Ce qui nous passionnait, c’était vraiment ce moment de fin d’enfance qui est marquée par tout ce que la culture familiale et la culture communautaire a pu imprégner et qui commence à entrer dans la préadolescence et donc les questions surgissent. Il y a encore l’innocence de l’enfance qui va jusqu’à ce qu’un enfant dise : « dans la culture musulmane, on ne peut pas faire l’amour, on peut seulement s’embrasser et on fait des enfants en s’embrassant » mais en même temps, il y a déjà tout ce questionnement sur les choix qu’ils vont faire au niveau familial, personnel, des choix qui vont être les choix de vie. Il y a une séquence théâtrale sur cette question « qu’est-ce qu’on va devenir, qu’est- ce qu’on sera à 35 ans » et ça c’est formidable parce que chaque élève a pu définir ce qu’il serait à 35 ans, s’il sera marié, où est-ce qu’il va vivre, combien d’enfants il aura, le métier qu’il fera. Tous les enfants avaient choisi une option : moi je serai ophtalmologue, moi je serai paléontologue, moi je serai boucher, moi je serai footballeur. Chacun a déjà une vision de ce qu’il sera à 35 ans.
Les garçons comme les filles ?
Thierry Michel :
Les garçons comme les filles. D’ailleurs moi, je n’ai senti aucune discrimination et aucune différence dans le traitement des garçons et des filles dans l’école et dans leur relation, ils sont totalement ouverts et jouent ensemble, même si les filles parlent plus entre elles évidemment de certaines choses et les garçons d’autres choses.
Pascal Colson :
C’est quand même une école où les filles jouent super bien au foot. On l’a remarqué dans la cour de récréation et c’est vrai que les filles jouent aussi bien que les garçons à tout. Les filles ont leur mot à dire et dans le film, elles s’expriment bien. Il y a une des élèves, Dilay, qui est la plus douée , c’est elle qui veut devenir ophtalmo, donc elle a vraiment sa vie déjà toute tracée. Elle sait qu’elle veut porter le voile, qu’elle veut se marier avec un Turc. C’est assez marrant parce qu’elle a encore un côté très naïf mais d’un autre côté il y a quelque chose de décidé. Est-ce que c’est le poids de la communauté ? En tout cas, on sent qu’elle a tracé sa vie avant même de se poser des questions, je dirais avant même de savoir qui elle est peut-être vraiment.
Ce serait intéressant en tout cas de les revoir dans 10 ans pour voir ce que chacun est devenu.
Il y a des questions qui sont abordées dans le film : le voile, l’Islam, etc. Y a-t-il des choses que vous vous êtes interdit d’aborder de front par exemple ?
Thierry Michel :
Dans le tournage je dirais que non. Que ce soit l’amour, que ce soit la pratique religieuse, que ce soit le rapport aux parents, à l’école, aux professeurs, aux amis, la peur, les espérances, je pense qu’on a un peu tout traité avec les enfants. Évidemment, quand on leur posait la question : « qu’est-ce que c’est l’amour », il y avait une gêne indéniable, une forte timidité, ils rougissaient, ils rigolaient, ils n’osaient pas s’exprimer parce que tout d’un coup, on abordait une question qui touchait à un domaine plus sensible, plus intime qui était sans doute la sexualité. Mais je ne pense pas qu’on ait eu à ce niveau-là la moindre autocensure. Par contre, au niveau du montage, on a été plus prudent.
C'est-à-dire ?
Thierry Michel :
C'est-à-dire ne pas mettre les enfants dans l’inconfort de certaines réponses qu’ils auraient faites et qui auraient pu les mettre en difficulté par rapport à leur propre communauté. C’était la limite, qu’ils ne se sentent pas tout d’un coup, non pas stigmatisés par le film, mais stigmatisés peut être de ce qu’ils auraient dit dans le film. C’est l’une des rares prudences qu’on a pu avoir je pense.
Pascal Colson :
Je pense qu’on a vraiment tout abordé avec eux sauf pour la sexualité, mais on parle d’amour, ce que j’aimais bien, c’est que dès qu’on leur posait la question par rapport à l’amour, c’était soit un grand sourire, soit une gêne, mais on voyait en tout cas que cela les faisait réagir. Maintenant au niveau du montage, je pense aussi qu’il y a toujours une sorte de réflexion à propos de comment les enfants vont réagir par rapport à cela. On les prenait à part et on leur posait souvent des questions par rapport à leur vie, par rapport à plein de choses et notamment avec l’un des enfants, il n’aimait pas trop une des réponses qu’il avait données. On a respecté sa demande.
Comment percevez-vous l’institutrice?
Thierry Michel :
Brigitte est un personnage hors norme, on sent une solide expérience de sa part, elle a enseigné aux parents des enfants avant de connaitre les enfants eux-mêmes. Mais en même temps c’est une institutrice qui n’est pas tout à fait dans le moule de ce qu’on considère aujourd’hui comme un instituteur ou une institutrice, elle est un peu hors norme dans sa façon d’envisager son métier. Il y a un statut d’autorité qu’elle assume. C’est une institutrice à l’ancienne, convaincue qu’elle doit donner des outils d’analyse, de connaissance extrêmement précis. Donc, ce n’est pas une pédagogie ouverte. On n’est pas dans une pédagogie participative. Non, elle veut que les enfants parlent correctement avec une grammaire correcte, qu’ils fassent des mathématiques de manière extrêmement raisonnée. Dans ce sens-là, on peut dire qu’elle est très classique. Mais elle leur apprend le respect d’une certaine forme d’autorité, parce que comme institutrice elle a la connaissance et elle est là pour transmettre cette connaissance. Elle pense aussi qu’il faut donner cet outil indispensable qu’est l’apprentissage de l’effort, l’obligation d’étudier chez soi. Elle responsabilise les parents qu’elle voit individuellement. Quelque part, elle fait aussi l’éducation des parents pour que les enfants réussissent, et si elle le fait avec beaucoup d’autorité, elle le fait aussi avec tellement de générosité, d’engagement personnel, d’empathie, d’humour aussi souvent, qu’elle est très aimée des enfants et des parents.
Pascal Colson :
C’est clair qu’elle ne met pas des gants, elle y va, elle rentre dedans et voilà on passe 10 minutes dans sa classe et on sent que c’est un personnage qui n’a pas froid aux yeux. Mais elle est très spontanée, elle est parfois plus spontanée que les enfants, elle n’a vraiment pas peur de dire ce qui est. Avec Brigitte, il n’y a pas de violence verbale mais voilà, elle les éveille, elle n’avait pas peur de prendre un enfant à part, de parler avec lui, de faire ressortir les choses et d’utiliser les mots qu’il faut. Je ne sais pas si elle est conservatrice, je ne sais pas si on peut utiliser ce mot, conservatrice je ne dirais pas. En tout cas elle a ses idées très arrêtées.
Thierry Michel :
Il y a déjà tellement de films sur toutes ces expériences particulières et pas toujours dans des communes et dans des lieux aussi oubliés qu’une petite commune minière de la banlieue liégeoise. Un milieu qui a ses propres valeurs et sa propre culture turque. A Cheratte, c’est une population défavorisée par rapport à la langue – puisque dans plusieurs familles les parents ne parlent pas vraiment le français - donc elle a un travail énorme à faire. Elle a parfois des élèves qui arrivent dans sa classe et qui savent à peine écrire un mot sans faute d’orthographe et elle a deux ans – puisqu’elle a les deux classes cinquième et sixième – pour qu’ils réussissent le CEB, le Certificat d’Etude de Base, l’examen qui leur permet de clôturer le cycle des années primaires. C’est un travail énorme qu’elle doit faire avec eux et elle le fait par la rigueur, l’exigence, la discipline et l’autorité. Moi cela m’a vraiment convaincu.
Par opposition, il y a cette séquence où ce n’est pas elle qui donne cours mais où on assiste à un cours donné par le professeur de religion islamique.
Thierry Michel :
C’est un fait en Belgique que les élèves peuvent choisir un cours de religion de leur choix ou de morale laïque ou de philosophie citoyenne. Je ne voudrais pas porter d’avis sur le professeur de religion islamique. Je pense qu’il doit à la fois donner un cours qui doit satisfaire la communauté musulmane et en même temps je pense qu’il est de bonne volonté en voulant faire passer le message humaniste de l’Islam et pas le message radical. On sait très bien qu’un livre comme le Coran peut être utilisé par les uns ou par les autres de la même manière, que les lectures sont plurielles. Donc, voilà, il le fait dans ce sens-là. C’est une éducation civique aux valeurs de nos sociétés par la lecture du Coran.
En contraste, l’élève qui suit le cours de morale n’a pas l’air de s’y amuser beaucoup plus.
Pascal Colson :
Non, mais le pauvre garçon, il est le seul élève du cours de morale laïque. Il est seul face à un professeur pendant une heure et pour le professeur aussi c’est une épreuve car elle a un seul élève qu’elle doit occuper pendant que tous les autres sont collectivement en train d’écouter la parole de l’Islam. C’est une situation un peu spécifique à la Belgique, où on a ce choix, il y aurait pu avoir un élève pour le cours de religion hébraïque, cela aurait été un peu la même chose.
Quel fut votre positionnement, votre point de vue de cinéaste ?
Thierry Michel :
Notre positionnement dans la classe était très important. Comment est-ce que nous allions être perçus ? Il n’y a que des enfants avec un adulte, l’institutrice, et tout d’un coup, trois adultes avec le preneur de son vont s’ajouter dans ce studio improvisé – la classe va devenir un studio – et il faut que les enfants gardent leur naturel. Cela n’a absolument pas été un problème, il fallait juste qu’on s’intègre parfaitement, qu’on soit devenu presque comme de vieux meubles mais en même temps, on n’est pas des vieux meubles, et les enfants sont très conscients qu’on est là. Ils sont conscients qu’ils doivent rester naturels et ils sont conscients qu’on est là et que ce qu’ils vont dire a une valeur. Alors il faut trouver notre positionnement, parce qu’à la fois nous voulions qu’on ait cette autorité naturelle de l’enseignante mais sans être l’enseignante. Nous, nous n’avons pas à leur dire les bons et les mauvais points. On doit aussi être quelque part les complices, un peu comme des grands frères. Et il y a des astuces pour faire cela. Je me souviens très bien, c’est une anecdote mais elle est révélatrice. Il y a un examen, je filme à côté d’un enfant et je lui fais signe « là je crois que ce n’est pas bon, hein ». Et les autres le voient et disent « Madame, il a triché ». Là, évidemment je me suis mis les enfants de mon côté.
Et l’institutrice ?
Thierry Michel :
Elle n’était pas très contente mais bon, elle était quand même bienveillante pour les réalisateurs aussi.
L’institutrice amène les enfants à travailler sur leurs origines, la condition d’immigrés de leurs grands-parents, le travail dans la mine ?
Thierry Michel :
L’institutrice invite beaucoup les enfants à travailler sur leur histoire, sur leurs racines. C’est quelque chose d’assez touchant d’ailleurs. Et on s’aperçoit en fin de compte que ces racines, elles sont doubles. C’est à la fois évidemment la Turquie dont ils parlent dès le début du film puisqu’ils y ont passé leurs vacances, mais on s’aperçoit aussi que les racines c’est la mine, c’est le charbonnage du Hasard et c’est Cheratte. C’est très intéressant de voir tout d’un coup que l’école va jouer un rôle d’apprentissage du récit, non pas national, mais du récit familial et que les enfants n’en ont pas la connaissance. En fait, leurs grands-parents ne leur ont pas expliqué la douleur de l’arrachement de la terre d’origine, l’arrivée en Belgique, l’intégration difficile, la souffrance, le travail dans la mine, les femmes restées au pays, etc. Tout cela est fondamental pour eux, se construire leur propre récit et définir leur identité pour construire leur futur, et c’est l’institutrice qui va les obliger à retourner dans les familles, à aller interroger les grands-parents ou les parents pour avoir cette construction mentale, cette connaissance, et je trouve cela formidable. C’est tout d’un coup cette interaction entre l’école et le vécu de chacun qui va creuser le sillon du destin de chacun des enfants.
Cette enseignante a cette qualité rare d’avoir la vocation. C’est évidemment difficile de demander à tous les enseignants d’avoir la vocation. Mais c’est une leçon formidable. Elle nous montre la valeur de l’école, alors qu’aujourd’hui elle est parfois un peu décriée, il y a des enseignants qui ont des difficultés de vivre cette vie, les enfants des difficultés scolaires. Et ce qui est exceptionnel à Cheratte, où on est dans la situation la plus difficile pour un enseignant, surgit cette harmonie et ces résultats en termes scolaires et de développement personnel des enfants... Alors on est toujours dans cette maxime de Baudelaire, qui pour moi est la maxime même qui fait que je fais du cinéma : « ils m’ont donné la boue et j’en ai fait de l’or ».
Le film est un film de cinéma, il est très émouvant, très touchant, il va sortir le 22 mars, est-ce que vous allez organiser une vision pour les élèves, les parents, les gens de Cheratte, avant la diffusion publique dans les salles de cinéma ?
Thierry Michel :
Le jour de sortie on va les inviter dans une belle salle de cinéma – pas dans une arrière salle de café, et comme il n’y a pas de salle de cinéma dans la commune, ce sera à Liège dans un vrai cinéma. Ils verront le film en vision privée avant l’avant-première pour débattre entre eux. Ce qui ne les empêchera pas de revoir le film lors de l’avant-première. Ensuite le film va voyager.
Interview faite par Robert Neys,
Le 16 janvier 2017